Une bouteille à la Loire

Saumur, entre deux ponts, juillet 2009. C'est une arrivée sous la pluie, dans une ville inconnue. Une veste de travail sur la tête pour se parer des gouttes, des chaussures à talons hauts torturant les pieds. Mais il faut continuer d'avancer, vaille que vaille, trouver le gîte et le couvert pour vite se réchauffer. Pas un chat dans les rues.
Une voix perce le rideau glacé et j'aperçois une silhouette rose qui s'agite à la fenêtre d'un rez-de-chaussée. "Mademoiselle, Mademoiselle!" Une grand-mère se tient debout, sa main me fait signe d'approcher.
"- Est-ce que vous pouvez entrer un moment chez moi, j'ai un service à vous demander. - Je n'ai pas vraiment le temps d'entrer, mais que puis-je pour vous aider ?"
(Je n'ai pas du tout l'intention de m'attarder, mais je ne résiste pas aux mamies roses.)
Elle parle tout à coup si bas que je suis obligée de m'avancer au-delà de la limite où le corps de l'autre ne peut plus être passé sous silence. Nos visages sont à présent séparés de quelques centimètres, dans l'encadrement de sa fenêtre.
"En fait je dois vous donner quelque chose... "
Encore une laissée pour compte, me dis-je, la voilà rendue folle de solitude.
J'enchaîne aussitôt : "Vous avez besoin que je vous fasse quelques courses ?"
(C'est moi qui débloque, il est 20 heures 30 en province, l'heure des courses est close.)
Elle poursuit :
"- Mes voisins se sont disputés et la femme est venue m'apporter la bouteille de vin de son mari. Je ne peux pas la garder.
- Ah, vous ne buvez pas ?
- Son mari a menacé de dire à mon fils que je cachais du vin chez moi. Je ne peux pas garder cette bouteille.
- Dans ce cas, donnez-là moi par la fenêtre.
- Vous allez la boire ?
(Vin de querelle = piquette, ne compte pas sur moi, Mamie rose)
- Non, vous n'y pensez pas ! J'irai la jeter dans la première poubelle venue.
- Oui, bonne idée. Jetez-là à la Loire.
- A la Loire ? Non, je ne vais pas la jeter à la Loire, il y a une poubelle au coin de la rue.
- Non !! (Son visage se transforme en un masque d'angoisse) Mon voisin va venir la rechercher, ou alors mon fils va la trouver !
- Bon, bon, donnez-la moi, je la jetterai de l'autre côté du pont.
- Mais vous allez la prendre comment, vos sacs m'ont l'air bien pleins...
- Je peux la prendre à la main.
- Non, non ! Mon voisin risque de la voir !
- Ne vous inquiétez pas, je vais la cacher sous ma veste.
- Ah, voilà, bonne idée... Tenez."
S'ensuit une pantomime pour me passer la bouteille, avec force "Chuuuuut !", sourires anxieux et regards affolés. Je me retiens pour ne pas éclater de rire. La pluie tombe toujours aussi dru mais je l'ai oubliée.
"- Bon, eh bien au revoir, Madame, bonne soirée !
- Chuuuuuuuuuut !"
Je m'éloigne, la bouteille sous le paletot, je la vois fermer prestement sa fenêtre et ses volets blancs, retournant à sa vie immobile et moi à mes chemins trempés.

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Je profite de ce billet pour annoncer que le vendredi 7 août prochain, un échange de blog aura lieu entre Anthony Poiraudeau (Futiles et graves) et moi-même. Il s'agit d'une initiative des mes amis de Scriptopolis et de François Bon (Tiers Livre), intitulée "Les vases communicants". Elle consiste en l'échange par deux blogueurs de leurs blogs respectifs, le temps d'un billet, le premier vendredi de chaque mois.
Ainsi le vendredi 3 juillet dernier, Jérôme Denis de Scriptopolis a publié un texte chez François Bon, tandis que François Bon publiait le sien chez Scriptopolis.
Un groupe facebook, intitulé "les vases communicants" a été créé à cette occasion - un lieu de rassemblement possible pour les participants, qui peuvent y signaler leurs échanges de blogs.
On y apprend par exemple que ce même vendredi 7 août,
Liminaire joue aux vases communicants avec Michel Brosseau.
On joue aussi chez Christophe et Jeanne.
N'hésitez pas à vous inscrire !

Commentaires

Eh oui, c'est pour bientôt cet échange !

Cette histoire venue de Saumur est vraiment très drôle - un peu effrayante aussi. Ce que je trouve incroyable, c'est l'obligation de faire disparaître cette bouteille, qu'elle ne puisse jamais refaire surface !
A une époque, il m'arrivait régulièrement que des personnes engagent des conversations étranges avec moi. Une réincarnation de l'archange Gabriel m'avait garanti le bonheur dans le hall de l'EHESS. Au cimetière de Montmartre, une femme qui me parle près d'une demi-heure des apparitions et visites nocturnes que lui faisait Dalida.
Clara - TKH a dit…
L'archange de l'EHESS ! J'aurais bien aimé le rencontrer...
Epamine a dit…
Excellente petite histoire: un vrai sketch!
Clara - TKH a dit…
Merci Epamin', j'espère amuser autant que je me marre (à vivre, et à écrire).
Et bienvenue sur ce blog !
Aurélia Jarry a dit…
"La limite où le corps de l'autre ne peut plus être passé sous silence.". Ca me plaît beaucoup, dame trempée, cette phrase-là, et aussi cette affaire de mamie rose à la vinasse effrayée ! Bises
Clara - TKH a dit…
@ Aurélia : Merci beaucoup ! A très vite, sous la pluie ou au soleil !

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