Monsieur Bigle


" Il était une fois un homme de très grande taille mais qui se tenait si courbé, et qui était en tout d’une si grande discrétion, qu’il en devenait petit dans le souvenir et parfois même dans la perception immédiate de ceux qui le croisaient. Quand ils s’en souvenaient ou quand ils le voyaient… car rares étaient ceux qui s’apercevaient de la présence de monsieur Bigle. Et quand d’aventure un oisif curieux laissait traîner un œil dans sa direction, Monsieur Bigle s’affairait aussitôt à saisir délicatement l’orbe, à détourner tout en souplesse l’iris, et à force de politesse parvenait à se faire parfaitement oublier. Car Monsieur Bigle était quelqu’un de très poli, d’extrêmement poli, d’une politesse qui le rendait impropre à la vie en société. 

Quand Monsieur Bigle souhaitait se rendre dans un bâtiment public, il choisissait des jours fériés ou des horaires fantaisistes flirtant souvent avec le petit jour. Ils se heurtaient à des guichets fermés. Mais quand il se résolvait enfin aux heures ouvrables, il passait sa journée à tenir la porte à tout ce petit peuple des officines publiques, tous ces gens fort sympathiques qui forment le cœur de nos concitoyens, il s’effaçait devant les fonctionnaires affairés, il aidait à descendre une poussette puis en montait une autre et quand enfin la porte se claquait sur le dernier numéro, il mendiait timidement un peu d’attention, mais tout le monde avait fini sa journée, et il ne lui restait plus qu’à rentrer. Envoyer un paquet, ou simplement avoir la sécurité sociale, étaient hors de portée pour Monsieur Bigle. Il en était même arrivé à vivre dans une maison de plain pied, car les immeubles lui étaient interdits. Il ne pouvait ni prendre l’escalier, sous peine de croiser une femme et d’être soit obligé de la bousculer pour passer devant, soit contraint d’attendre qu’elle ait au moins trois étages d’avance avant de se décider à monter à son tour, ni prendre l’ascenseur, ne pouvant imposer une trop grande promiscuité à autrui, et fort déconfit face à la multitude de système de portes d’ascenseur qu’il ne savait pas tenir ouverte à bon escient. Monsieur Bigle avait bien essayé d’aller vivre à la campagne, mais soucieux de respecter au mieux les coutumes locales en matière de civilité, il lui devenait impossible de s’intégrer. Ainsi, dans le Berry, avant qu’il ne comprenne s’il fallait ou non complimenter la maîtresse de maison sur sa cuisine ou son logis, on ne l’invitait déjà plus. Ses bizarreries, sa pusillanimité, dans une ère où même les campagnes se mondialisent, inquiétaient les locaux. On en arrivait à se demander s’il n’était pas parigot ou pire de cette partie des Alpes que l’on soupçonne de consanguinité. 

Monsieur Bigle ne parlait jamais. Il avait bien compris qu’il ne fallait pas parler la bouche pleine, et comme la sienne, secrétant parfois de la salive, n’était jamais tout à fait vide, il essayait de survivre en pratiquant un langage des signes qui aurait coupé les bras d’un sourd-muet. Monsieur Bigle n’avait pas tort de croire que sans la politesse, une rencontre entre homme se muerait systématiquement en bataille rangée. L’état de guerre dans lequel nous vivons lui était bien trop perceptible, et une bousculade dans les transports en commun lui faisait l’effet d’une exécution sommaire. 

Peut-être aimeriez-vous rencontrer Monsieur Bigle et le rassurer un peu, lui montrer qu’en usant d’un strict minimum de respect, il pouvait entretenir un commerce agréable avec des hommes habitués à se faire insulter par leur télévision. Mais il est hélas trop tard, car Monsieur Bigle est mort de politesse. Croisant une matrone près du couloir du bus 23, il voulut se découvrir et se pencher. Le bus emporta tête et chapeau. Et le grand corps de Monsieur Bigle enfin se fit moins discret, secouant son sang par saccades sur le bitume."

Texte retrouvé au milieu d'un fatras d'octets, hommage à un ami disparu
Photographie : Aurélia Jarry

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